Voici deux questions très différentes :
1) En 1969, à Stuttgart, il a fallu fermer à la circulation une voie récemment ouverte : son ouverture n’avait fait qu’empirer les encombrements qu’elle était censée atténuer. Comment cela est-il possible ?
2) Dans une même espèce animale, on trouve des individus aux comportements très différents ; par exemple, des individus agressifs et d’autres couards. Pourquoi l’évolution n’a-t-elle pas choisi le comportement le plus efficace des deux ?
Qu’y a-t-il de commun entre ces deux questions ? Dans les deux cas, les principes sous-jacents sont ceux de l’effet collectif du comportement individuellement optimal, ou égoïste, d’un très grand nombre d’individus.
Les automobilistes
Chaque automobiliste à Stuttgart, tout comme chaque utilisateur d’un réseau de télécommunication, emprunte le parcours le plus rapide possible selon l’état de la circulation. Il n’a pas le pouvoir de modifier les choix des autres utilisateurs et s’adapte en tant que tel. Les choix des autres utilisateurs et les encombrements qu’ils produisent déterminent donc le parcours le plus rapide. Mais ces autres utilisateurs sont tous confrontés aux mêmes choix. Par conséquent, ils sont tous égoïstes, soucieux de leur seul temps de trajet. En supposant que tous connaissent l’état du réseau et son encombrement, un équilibre ne peut se créer que dans une situation où aucun ne peut faire mieux en changeant de route.
On tombe alors sur un paradoxe en forme de devinette, qui ressemble plus au paradoxe de l’évolution évoqué dans l’introduction.
Devinette : dans cette ville, tous les automobilistes qui vont du même quartier R (Résidentiel) au même quartier A (Affaires) au même moment prennent le chemin qui prend le moins de temps. Pourtant, ils se répartissent sur plusieurs chemins différents. Comment est-ce possible ?
Les animaux
La pression sélective de l’évolution, c’est-à-dire la survie du mieux adapté, s’exerce sur les individus et non sur les espèces. En effet, ce sont les individus qui survivent ou qui meurent. Ceux qui survivent et transmettent leurs gènes à des descendants sont ceux qui, dans les conditions écologiques et la population où ils sont (prises comme données) sont les plus efficaces. Or, l’efficacité d’un comportement donné dépend du comportement des autres individus, eux-mêmes égoïstes, au sens où la sélection naturelle a retenu ceux dont le comportement était efficace…
Devinette : la sélection naturelle n’a laissé survivre et se multiplier que des individus dont le comportement était individuellement optimal au sein de leur population. Pourtant, on observe plusieurs comportements différents. Comment est-ce possible ?
Modélisation mathématique
La réponse dans les deux cas est la suivante. Tous les trajets ou comportements utilisés ont la même efficacité et aucun autre choix ne peut faire mieux. En effet, dès qu’un trajet est plus rapide, de plus en plus d’utilisateurs l’empruntent jusqu’à ce que son encombrement annule son avantage. Si on sait quantifier l’efficacité de chaque comportement en fonction des choix effectués dans la population —grâce à un modèle mathématique—, on a ainsi un moyen de calculer quel est l’état d’équilibre : c’est la distribution de comportements dans laquelle tous ceux utilisés ont la même efficacité et les autres sont moins bons.
Et voilà comment on sait calculer quels comportements vont utiliser des animaux. Il faut bien sûr vérifier ensuite que les résultats de nos calculs ne sont pas contredits par l’expérience, ce qui serait sans doute le signe que notre modèle mathématique est incorrect. Mais le tout marche dans de nombreux cas. En particulier, dans le paradoxe de Stuttgart —qui s’appelle en réalité « paradoxe de Braess »—, ce calcul montre qu’ajouter une ressource peut déplacer tellement les choix des individus que finalement la situation empire pour tout le monde. Comme quoi il est prudent de faire un modèle mathématique aussi soigné que possible pour évaluer à l’avance la pertinence de certaines décisions de gestion !
Brève rédigée par Pierre Bernhard (Inria Sophia).
Pour en savoir plus :
- Un article dans Image des Maths sur le paradoxe de Braess.
- Brève connexe : “Créer de nouvelles routes peut générer davantage d’embouteillages“, par Guillaume Carlier.
Crédits images : Funny Traffic Signs.
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