Quel enfant n’a jamais été intrigué par ces longues files de fourmis qui cheminent et trouvent le chemin le plus court ? Ou encore par les nuées d’oiseaux ou les bancs de poissons qui se déplacent de façon si synchronisée… C’est ce qu’on appelle une propriété émergente ou d’auto-organisation : c’est une propriété que possède un système mais que ne possèdent pas les éléments qui constituent ce système. Et ce type de propriétés n’intrigue pas que les enfants, elles sont également l’objet d’attention des philosophes et naturellement des scientifiques.
Ces systèmes semblent défier les principes d’entropie et la seconde loi de la thermodynamique puisqu’ils créent de l’ordre en l’absence d’une organisation centralisée. C’est pourtant la stratégie que la nature semble avoir sélectionnée au cours de l’évolution dans de nombreux systèmes biologiques. Cette auto-organisation peut apparaître lorsque plusieurs acteurs adoptent une action qui leur procure un avantage compétitif sur leurs congénères. Cela crée un motif qui s’auto-entretient et attire d’autres acteurs. En économie, un des exemples les plus célèbres est la main invisible des marchés, métaphore choisie par Adam Smith pour décrire les propriétés des marchés dans sa théorie économique libérale :
He intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention. [A. Smith, voir traduction ci-dessous]
C’est aussi le type de phénomène que décrit Filippo Santambrogio dans cette brève. Les habitants d’une ville décident chacun individuellement où ils vont habiter en tenant compte de la congestion créée par les autres habitants (agents économiques) mais aussi du fait qu’ils vont vouloir interagir avec les autres. Lorsqu’on s’intéresse à l’équilibre de Nash de ce problème (c’est-à-dire la situation dans laquelle personne n’a intérêt à déménager unilatéralement), tout se produit comme si la population dans son ensemble minimisait une certaine énergie (qui est la somme, dans la terminologie de la physique statistique, d’une entropie et d’une énergie d’interaction). Cette propriété émergente a été récemment mise en lumière en utilisant des outils récents de transport optimal.
On se rend alors compte que l’équilibre obtenu ne correspond pas à l’optimum social (c’est-à-dire la situation dans laquelle un planificateur déterminerait où se logerait chaque habitant en rendant maximum la somme des satisfactions de tous). En fait, les équilibres sont plus étalés et moins concentrés en centre-ville que l’optimum. On dit que le jeu n’est pas efficace et c’est une question fondamentale de trouver comment obtenir que les agents (dans notre exemple, les habitants) jouent de façon décentralisée ce qui est le mieux socialement. On pourrait le faire, par exemple, en modifiant la satisfaction obtenue par les agents en instaurant un système de taxe/redistribution qui dépend de l’endroit où habite le joueur. Le calcul de cette taxe indique qu’il faudrait faire payer les gens en périphérie pour redistribuer cette somme aux gens qui habitent en centre-ville. Mais cela voudrait dire faire payer les plus pauvres qui habitent en banlieue et distribuer aux plus riches en centre-ville… Comme quoi il faut se méfier d’une modélisation trop grossière de phénomènes humains même si c’est un des domaines dans lequel les mathématiciens ont un rôle bien plus important à jouer.
Brève rédigée par Adrien Blanchet (Univ. Toulouse 1) d’après ses travaux avecG. Carlier (Univ. Paris-Dauphine), P. Mossay (Univ. of Reading) et F. Santambrogio (Univ. Paris-Sud).
Pour en savoir plus :
- Y. Brenier « La brouette de Monge ou le transport optimal », Images des Mathématiques, CNRS, 2012 (pour en savoir plus sur le transport optimal).
- Brève connexe de F. Santambrogio, « Paysages urbains équilibrés ».
- A. Blanchet et G. Carlier (2012), « Optimal transport and Cournot-Nash equilibria » [Prépublication en anglais].
- A. Blanchet, P. Mossay et F. Santambrogio (2012), « Existence and uniqueness of equilibrium for a spatial model of social interactions » [Prépublication en anglais].
Crédits Images : Wikimedia commons.
Traduction de la citation par C. Imbert : Il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à servir une fin, et ce sans en n’avoir nullement l’intention [A. Smith].