Des abeilles aux sources de la parole

Nid d'abeilles

Nid d’abeilles.                                Gouttes d’eau.

Quelle est l’origine du langage ? Comment les langues se construisent-elles, comment évoluent-elles ? Plusieurs approches récentes ont montré l’intérêt de concevoir un parallèle entre l’origine de la parole et l’évolution de structures biologiques comme les spirales des coquillages ou les nids d’abeilles.

 

On essaie souvent de comprendre l’origine des structures du vivant par le biais de la sélection naturelle, selon laquelle les individus les mieux adaptés à leur environnement survivent mieux et donc se reproduisent plus souvent, transmettant ainsi leurs gènes. Mais est-ce suffisant ?

D’Arcy Thompson, qui fut au début du XXème siècle le pionnier de l’analyse mathématique des mécanismes de croissance des formes et systèmes qu’on rencontre dans le vivant, avait abordé cette question à propos des alvéoles hexagonales que construisent les abeilles, forme optimale permettant de produire des parois avec le moins de cire possible. Il s’était aperçu que dès que s’empilaient des cellules au départ à peu près rondes et de la même taille, et que les abeilles les chauffaient en battant des ailes, la forme hexagonale émergeait spontanément.

Ce phénomène est comparable à l’empilement de gouttes d’eau les unes sur les autres (voir les images) : par le jeu des tensions et des forces distribuées sur les gouttes, des formes symétriques, hexagonales et régulières apparaissent. Il est clair ici que ça n’a rien à voir avec la sélection naturelle ! On parle alors d’auto-organisation, qu’on observe aussi dans la nature (formation des cristaux de glace, de galaxies spirales, etc.).

D’Arcy Thompson énonçait ainsi qu’il ne fallait pas penser les structures du vivant comme résultant uniquement de la sélection naturelle, mais aussi de l’interaction avec les mécanismes physiques de morphogenèse qui caractérisent de tels systèmes complexes.

C’est cette hypothèse qui est au cœur de travaux sur l’origine de la parole. Comment des systèmes de vocalisations (voyelles, consonnes, syllabes) peuvent-ils se former dans une population d’individus et devenir culturellement partagés, sans qu’il y ait un chef de la parole ? Il semble que des mécanismes simples d’imitation vocale entre individus permettent à une population de générer spontanément un système de sons organisé et partagé par tous, sans plan préétabli.

Mais comment effectuer de telles recherches et étudier de telles hypothèses sans pouvoir observer ce qui s’est passé pendant ces derniers milliers d’années ? Les expérimentations numériques et robotiques fournissent ici une méthode scientifique essentielle permettant de comprendre en profondeur les phénomènes du vivant les plus complexes et en particulier ceux relatifs au langage, qui échappent à des descriptions purement verbales. De telles expériences robotiques sont présentées ici. Dans l’une d’entre elles, des individus artificiels sont dotés d’un modèle physique du conduit vocal, de l’oreille, ainsi que d’un modèle du circuit neuronal qui contrôle la production et la perception. Placés ensemble dans un environnement, ces robots babillent, explorant d’abord leur propre conduit vocal, et tendent à imiter les vocalisations de leurs voisins. Au départ, leurs cerveaux artificiels sont largement aléatoires et leurs vocalisations sont inorganisées et propres à chacun. Puis par hasard, certains sons sont produits un peu plus souvent que d’autres et une boucle de rétroaction positive amplifie leur propagation dans la population. Au bout d’un moment, les vocalisations convergent et s’auto-organisent : les robots commencent à produire des combinaisons des mêmes briques élémentaires, qu’on pourra appeler phonèmes, par exemple des voyelles.

En outre, les individus d’un même groupe se mettent à utiliser les mêmes phonèmes, tandis que deux groupes qui n’ont pas été mis en contact vont utiliser des répertoires de phonèmes différents. Une convention culturelle s’est alors formée spontanément, sans contrôle central, par le jeu des interactions locales et pair à pair.

Enfin, si on répète l’expérience de nombreuses fois, on découvre un phénomène étonnant : certaines voyelles apparaissent très souvent dans ces systèmes de vocalisations inventés par les robots. Celles-ci sont les mêmes que les voyelles les plus fréquemment utilisées dans les langues humaines (par exemple /e,i,a,u,o/). En même temps, apparaissent parfois des systèmes de voyelles très différents et très rares, tout comme il existe des langues avec des voyelles rares (comme le /en/ du français).

Brève rédigée par Pierre-Yves Oudeyer (Inria Bordeaux Sud-Ouest, équipe Flowers).

Pour en savoir plus :

Crédits images : Philipp Ball, Self Made Tapistry. 

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