Modéliser, comprendre et combattre la ségrégation sociale

Frederik_de_Klerk_with_Nelson_Mandela_-_World_Economic_Forum_Annual_Meeting_Davos_1992

Frederik de Klerk et Nelson Mandela à Davos, en janvier 1992.

Suite au décès de Nelson Mandela, il est beaucoup question de ségrégation sociale. L’Apartheid était une ségrégation institutionnalisée imposée par la classe dominante de manière violente. De même, les Etats du sud des Etats-Unis imposaient par la loi une séparation blancs/noirs dans la vie publique. Avec la disparition de cette ségrégation ayant force de loi, et avec l’évolution des mentalités, ne devrait-on pas observer davantage de mixité sociale ? Nous avons déjà vu sur ce blog qu’un ensemble de stratégies individuelles (voire individualistes) ne menait pas souvent à un état collectivement souhaitable. C’est sous cet angle (un brin pessimiste !) que nous allons aborder ici la ségrégation sociale.

Dans les années 70, le politologue et économiste américain Thomas Schelling (prix Nobel d’économie en 2005) observait que les comportements individuels, lorsqu’ils dépendent de ceux des autres, peuvent conduire à des phénomènes sociaux non nécessairement anticipés ni même souhaités. Précurseur de l’étude de phénomènes collectifs en sciences sociales, Thomas Schelling introduit des modèles mathématiques simples à formuler, dont l’analyse permet de fournir des éléments de réflexion au service de la décision politique.

La ségrégation sociale en milieu urbain est sans doute le sujet abordé par Schelling qui a donné lieu au plus grand nombre d’études, bien que le cadre général de ses travaux permette d’aborder d’autres types de ségrégation. Dans le contexte de la ségrégation ethnique noirs/blancs aux USA, Schelling propose un modèle souvent considéré en sciences sociales comme le paradigme de l’auto-organisation (voir par ailleurs la brève sur la naissance de la parole). Sur un échiquier (avec un grand nombre de cases, voir vidéo ici), chaque emplacement peut être soit vide (blanc dans la simulation ci-dessous), soit occupé par un pion rouge ou par un pion bleu.

Film

Evolution de la répartition de population au cours du temps, avec un seuil de 1/3. [Cliquer pour voir l’animation]

A tout instant, un pion choisi au hasard considère ses 8 voisins. Le pion “décide” de déménager sur une autre case (vide) si la proportion de voisins de sa propre couleur est inférieure à un certain seuil S. Plus S est faible, plus la population est donc “tolérante”… En partant d’une distribution aléatoire des deux couleurs sur l’échiquier, Schelling constate qu’en itérant ce processus, même avec un seuil S bas tel que S=1/3, il se produit une rapide évolution vers une situation de ségrégation globale entre blancs et noirs (rouges et bleus sur la figure) : malgré une tolérance forte des individus pour un voisinage qui ne leur ressemble pas, les décisions individuelles indépendantes finissent donc par conduire à un état collectif totalement ségrégué. Les travaux récents ont montré que ce phénomène est générique, c’est-à-dire que ce résultat est qualitativement le même pour une large gamme de paramètres du modèle (le seuil de tolérance S, la fraction de sites vides, etc.), et pour une variété de modèles similaires.

Plus récemment, certains de ces modèles ont été reconsidérés par des chercheurs de disciplines diverses – des sociologues, géographes, économistes, informaticiens, physiciens, mathématiciens – souvent dans le cadre de collaborations interdisciplinaires. Les outils modernes, notamment ceux issus de la physique statistique, des mathématiques appliquées, et de la simulation informatique permettent en effet d’explorer de manière plus fine et plus complète les propriétés des modèles, d’en comprendre la généralité ou au contraire les limitations. Ils permettent de complexifier le modèle initial pour inclure des aspects économiques comme les niveaux de revenus des individus afin de permettre des confrontations avec des données réelles. A terme, les modèles couplés à ces données devraient apporter une aide à la décision en permettant de tester des scénarios sur l’évolution de la mixité sociale.

Brève rédigée par Laetitia Gauvin (LPS (ENS Paris)) et Jean-Pierre Nadal (LPS (ENS Paris)), sur la base de leurs travaux en collaboration avec Jean Vannimenus et Annick Vignes, réalisés aux laboratoires LPS (ENS Paris), CAMS (EHESS) et ERMES (Univ. Paris 2).

En savoir plus :

Crédits Images :  World Economic Forum et Laetitia Gauvin

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