Brooke Benjamin : musique ou mécanique des fluides?

T. Brooke Benjamin en 1993

Le jeune Brooke Benjamin (1929-1995) a longtemps hésité entre la musique et la science. Musicien précoce et très doué, aussi bien au piano qu’au violon, il composa un quintette avec piano à l’âge de 16 ans, dirigea orchestres et chœurs… Il choisit finalement les sciences, après des études d’ingénieur à l’université de Liverpool puis en mécanique des fluides à Cambridge. Devenu professeur à l’université d’Essex à Colchester, il y créa un groupe très dynamique de mathématiciens et d’expérimentateurs. Ses contributions fondamentales en mécanique des fluides mêlent ainsi avec élégance expériences et outils mathématiques les plus abstraits.

Tout en poursuivant la tradition britannique des Stokes, Rayleigh, G.I. Taylor, Brooke Benjamin introduisit en Grande-Bretagne les outils modernes de l’analyse mathématique, en particulier ceux de l’école française : il apprit d’ailleurs le français pour communiquer avec ses collègues.

Parmi ses contributions les plus frappantes, on peut citer la démonstration rigoureuse de la stabilité de l’onde solitaire, un siècle après la preuve heuristique donnée par Boussinesq (voir la brève à son sujet). La même année, il introduisit avec le mathématicien américain Jerry Bona et le chercheur australien J.J. Mahony une nouvelle équation pour les vagues, aujourd’hui affectueusement baptisée BBM, qui prend mieux en compte les vagues de petite longueur d’onde que l’équation considérée par Boussinesq (appelée équation de Korteweg-de Vries).

Ondes internes à Gibraltar, visualisées par «radar à synthèse d’ouverture».

Benjamin ne s’intéressa pas seulement aux vagues à la surface des canaux. Il est également à l’origine de la théorie des ondes internes aux océans. Ceux-ci sont en effet souvent stratifiés en plusieurs couches, de salinité ou de température différentes. C’est le cas par exemple dans le détroit de Gibraltar où les eaux plus salées de la Méditerranée se mêlent à celles de l’océan Atlantique. À l’interface entre deux couches, peuvent se former des ondes de gravité, analogues aux vagues en surface mais de plus grande ampleur. Benjamin établit en 1967 une équation pour ces ondes, connue depuis sous le nom d’équation de Benjamin-Ono. Ce travail initia la recherche, encore très active, sur l’obtention et la justification de modèles simplifiés d’ondes internes dans des situations océanographiques diverses. L’équation de Benjamin-Ono a par ailleurs donné lieu à de nombreux travaux, en particulier du mathématicien Terry Tao (médaille Fields 2006).

Par ailleurs, on doit à Benjamin une avancée majeure sur les vagues périodiques mises en évidence par Stokes au XIXème siècle. Avec son étudiant canadien Jim Feir, ils observèrent expérimentalement l’instabilité de ces ondes et en donnèrent une explication théorique, aujourd’hui connue sous le nom d’instabilité de Benjamin-Feir. Certains auteurs y voient une explication possible de la formation des vagues scélérates (un autre point de vue sera donné dans une prochaine brève).

Tous ces sujets et bien d’autres auxquels Benjamin contribua sont encore l’objet de nombreuses recherches, tant d’un point de vue physique que mathématique. Titulaire de la «Sedleian Chair of Natural Philosophy» à Oxford de 1979 jusqu’à sa mort, Brooke Benjamin ne manquait pas d’allure («un chat du Cheshire» dit un de ses biographes). Grand et élégant, il se déplaçait lentement avec un demi-sourire et une touche de mystère. Une célèbre anecdote raconte qu’un soir dans les années 80 où il était invité à Downing Street, Denis Thatcher lui demanda quelle était sa profession. Quand Brooke Benjamin lui répondit qu’il était professeur à Oxford, Denis répliqua: « si j’étais vous, je tairais cela dans cette maison ».

Brève rédigée par Jean-Claude Saut (Université Paris sud Orsay).

Pour en savoir plus :

Crédits images: Jerry Bona, Global Ocean Associates.

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